Feuilleton

Badaboum-boum!
"La pompe"
Une nouvelle de norbert tiniak & danelweb déboule ici par épisodes mensuels
à suivre sur "écrits-Tür"... BIS BALD DANN (el web)



"La pompe" épisode 1 - mai 2007

Le petit matin est là, tout neuf, avec sa lumière fragile et des sons mis à jour qui s'éveillent. Hébété d'être parvenu au bout de la nuit quand j'y étais entré avec le vague espoir qu'elle ne finirait plus, je marche encore. Mon pas allant s'alourdissant, j'avise le banc d'un parc et vais pour m'y asseoir. Bien que ce parc figure sur l'un de mes trajets de retour matutinal, je ne m'y arrête jamais d'ordinaire. J'ai mal aux pieds, en fait. En fait, j'ai mal partout. La tête aussi lourde que l'haleine et les épaules crispées d'avoir pris depuis trop longtemps le relais de mon dos en compote, je suis dans un état redoutable. Je ne tente même pas de m'affaler sur ce banc, la souplesse n'y est pas. L'instant suivant, me voici donc assis, raide et fripé (autant qu'il soit possible de froisser du carton), bras croisés, les mains sur les hanches et les coudes sur les cuisses, les yeux dans la poussière.
Le sommeil n'attendait que cela. Il me jette un froid dans l'échine ; ma pensée en est toute gourde, figée, presque absente.
Cherchant quelque appui, mes yeux accrochent alors la forme d'un soulier, une chaussure plutôt. Sa présence singulière agit sur moi à la manière d'un lointain stimulus, comme si j'en percevais l'aiguillon à travers les voiles nébuleux du coma riveté à ma conscience ; ça titille. Ayant la curiosité facilement chatouilleuse, je laisse la chose s'emparer de ce qu'il me reste de disponibilité au monde. Quelques secondes suffisent, j'en suis déjà à formuler pour mon compte des pourquoi, des comment et des etc. De l'autre côté du chemin, mordant allègrement la limite de la pelouse interdite à la piétaille, le talon à peine usé encore sur le gravier et un lacet ne tenant plus qu'à l'un de ses six œillets s'abîmant dans l'herbe, la godasse me fait du gringue. C'est bien moi ça, tiens, de l'appeler godasse ; comme si on se connaissait suffisamment pour qu'elle tolère amicalement la boutade ou toute autre familiarité de ma part. Sa facture indique clairement que nous ne frayons pas le même gardon. Certes, le lacet rond au trois quarts perdu dans l'herbe humide me fait l'effet plutôt pitoyable d'un lombric attendant de se faire saccager par l'un ou l'autre des chers petits tortionnaires qui ne manqueront pas de débouler par ici dès que l'air se fera plus doux - à moins qu'un merle ne soit venu s'en repaître auparavant, ce qui serait déjà moins dramatique, quoique entrant tout aussi bien dans l'ordre naturel des choses. Si l'on ajoute à cela les bourrelés boueux ventousés de la pointe au talon, jusqu'à deux bons doigts au-dessus de la semelle, on peut dire que l'accessoire ne se présente pas sous son aspect le plus flatteur. N'étaient le cuir et la doublure, donc! Fieu! Classe supérieure ; pas nécessairement italienne, mais fine, plutôt latine, je dirais. Chère, à coup sûr. Ce qui détone dans les parages. A l'évidence, les locaux en conviendront, ce parc n'a rien de comparable à tout parc digne de ce nom. Il s'agit davantage d'un square relativement étendu, pourvu d'une mare, d'un bac à sable, de quelques bosquets et de bricoles pour dégourdir les primes jeunesses. L'endroit se situe en lisière d'un quartier populaire et d'une zone pavillonnaire - autant dire en plein mouroir urbain, qu'aucun commerce ne borde plus (sauf à considérer les fantômes d'enseignes persistant dans les peintures écaillées des façades ou des flancs de masures noircies au CO2). Je suis peut-être la seule âme, ici, à subodorer d'épisodiques activités péripatéticiennes, menées à la faveur du feuillage des haies dont l'espace à peine vert est ceint. Le terme semble très éloigné des usages du cru. En cherchant bien, le vocable conserverait bien quelque subsistance dans le dictionnaire encyclopédique ou les secrètes mélancolies du retraité d'à côté - corps constitutif de la population locale. Je connais assez bien le quartier pour être moi-même logé à deux pâtés de maisons et un boulevard plus loin vers l'est. Somme toute, la présence de cette chaussure en un tel lieu est à peu près aussi insolite qu'une charentaise élimée sur le parquet de la Salle du Conseil de Région, dont le siège a été récemment érigé en surplomb, sur la colline. Je m'en frotte les coudes.
Ma machine à gamberger réclame son jus.
Mon corps aussi se satisferait bien d'un petit jus, agrémenté celui-là de quelques croissants bien cuits et dorés au beurre ; pour l'heure, je savoure la captivante incongruité qui m'est offerte au sortir d'une nuit chaotique.

Que fait là, seule, cette chaussure ? Il est fortement improbable que son propriétaire ait pu quitter l'endroit autrement qu'avec un pied chaussé sur deux. Quelle urgence l'a conduit à se priver d'un accessoire vestimentaire que j'imagine aussi essentiel à l'uniformité de son maintien que je suppose l'individu assez éloigné des standards du prêt-à-porter et vraisemblablement peu enclin à la négligence ? Quel accident a pu survenir dans son parcours ? Pourquoi ? Que venait faire ce personnage fortuné dans ce pauvre ersatz de verdure ? Comment une chaussure raffinée se retrouve à l'abandon dans un lieu si minable ?
Voyons.
La direction donnée par la position de la chaussure pointe vers le milieu du parc et sa mare en forme de lune mal finie. Le peu de profondeur du marigot partiellement couvert de lentilles d'eau ne permet pas d'envisager qu'on s'y noie... Une réminiscence de lointains cours de secourisme me rappelle qu'on se noie dans dix centimètres de liquide, dès lors qu'on a le visage immergé et pour peu que l'on soit inanimé. Le corps du noyé serait néanmoins visible dans ce mètre vingt à tout casser de cloaque. Et puis, sur cette trajectoire, il y a le parterre de fleurs rabougri où ne se lit aucune trace de pas. Le chemin, en revanche, est riche en traces diverses, du ratissage au dérapage contrôlé, des pattes de chien aux pas s'entremêlant... Rien de bien signifiant pour moi, qui ne suis pas plus pisteur que fichu de distinguer dans un ciel étoilé un quelconque signe zodiacal ni un seul point cardinal. Il me vient par contre à l'idée que la chaussure se trouve, depuis le banc où je me tiens, à peine à un jet de pierre dudit parterre, c'est-à-dire à une distance possiblement due au balancement d'une jambe. Même mollement, c'est faisable. Elle est tout de même délacée, cette chaussure. On a donc pu vouloir l'ôter, par exemple pour la débarrasser de la boue qui l'encombre. Pour ce qui est de la jeter, alors là, mystère. On ne jette pas ses chaussures au seul motif qu'elles sont sales ; encore moins l'une et pas l'autre, et certainement pas avant d'être en mesure de se chausser à nouveau. La frénésie d'un débat amoureux (à tout le moins sexuel) pourrait apporter une explication savoureuse. Le désir nous fait perdre la tête et souvent toute mesure...

Je décide d'en savoir plus sur la provenance de cette chaussure. Il doit bien s'y trouver mention d'une marque de fabricant, par exemple.
Je me lève donc. Je fais deux pas, me penche. C'est juste comme je tends le bras vers l'intrigante que je perçois, semblant venir du bosquet sur ma droite, un grognement rocailleux qui se mue tout soudain en rugissement assassin. Avant de réaliser ce qui m'arrive, je suis projeté à terre par une masse sombre et malodorante qui m'assène un violent je ne sais quoi dans le bas des côtes avant de me flanquer un coup de saton dans l'estomac suivi d'une manchette massive comme un gourdin sur le thorax, me coupant net le souffle. Dans les brumes rouges et noires qui m'obscurcissent la vue, j'ai le temps d'entrevoir une sorte de mitaine, à l'extrémité d'un paletot crasseux, s'emparer de l'objet avant de disparaître dans un concert de grognements porcins. Je tente un appui sur le coude, mais une douleur saisissante au flanc droit anéantit en moi tout espoir de me relever de ce côté. Roulant doucement sur le flanc gauche, je me retourne face contre terre, le nez dans le gravier. J'ai froid partout sauf au ventre qui baigne dans un liquide chaud. Me serais-je pissé dessus ? Je porte la main à mon bas-ventre et la ramène sous mon nez. Du sang! Il m'a piqué l'enculé! Bon d'accord, dormir.
٠٠٠
« Alors le p'tit monsieur, il va mieux ce matin ? » Je connais cette voix. Je connais ce ton. Je connais cette odeur. Je suis à l'hôpital. « Va falloir qu'on se débarbouille un peu, les docteurs vont passer bientôt... ' s'agit d'être présentable, hein ? On se réveille doucement, oui ? » La voix s'est rapprochée. J'ouvre un oeil. Dans sa blouse vert pâle, une costaude au visage lunaire est penchée sur moi. Elle est pleine à craquer, la gaillarde, remplie de partout de toutes les compassions qui se puissent imaginer. Elle est ronde et mène rondement son train quotidien. « Tout va bien mon p'tit, vous êtes tiré d'affaire, 'savez ? Le plus gros est passé comme on dit. » L'aide soignante s'active autour du lit, époussette, lustre, ouvre les rideaux, s'active encore autour de l'autre lit placé en vis-à-vis à l'exact opposé de celui où je me trouve. « Voilà, j'ai fini avec ça. Je reviens d'ici dix minutes m'occuper de vous, d'accord ? » J'acquiesce, bien obligé. Elle me gratifie d'un sourire, bonhomme et maternant comme le reste de sa personne, la bonne femme. Puis elle s'éclipse dans un bruissement caoutchouteux de ses semelles sans nul doute réglementaires. Elle ne m'a pas proposé de m'asseoir ; je n'en ai peut-être pas le droit. Je suis branché de partout, sonde, goutte-à-goutte, électrodes. Comme ça, c'est sûr, je n'ai aucune chance d'aller où mon sentiment renaissant me porte... Au diable!

Ma toilette faite en n'ayant eu à bouger qu'un bras (« pardon ») et une aisselle (« 'ttention »), je suis seul maintenant (« pas pour longtemps, 'savez. Les lits sont vite occupés ici ; ça vous fera toujours un peu de compagnie ») avec le sentiment inquiet d'avoir à connaître bientôt l'insidieux désœuvrement de l'impotent. J'attends les médecins annoncés. C'est une infirmière chef qui me fait les honneurs du corps médical. Elle est venue en avant-garde avec, à la main, une boîte en fer qui me rappelle les vieux films de guerre et à bout de bras un petit chariot couinant. Je me vois bon pour la piqûre, mais non. J'ai déjà tout ce qu'il faut dans l'avant-bras pour qu'elle exécute en douceur quelques prises de sang. Étant donné que j'en ai qui rentre par une poche de l'autre côté, je ne crains pas l'anémie. Je me trompe. Je ressens un léger vertige à la troisième prise et le lui dis. Elle me fait une réponse mi-lard mi-cochon par laquelle j'apprends que ces échantillons sont réclamés par la procédure judiciaire dont je fais l'objet. Je feins la désinvolture :
« De quoi m'accuse-t-on ? De tentative de vol à la tire sur gazon ? » Un coup dans l'eau. L'infirmière chef ne manifeste pas même un semblant de surprise.
« Aucune idée. C'est en réalité une mesure assez commune, pour ne pas dire systématique... à partir d'un certain taux d'alcoolémie, rétorque-t-elle, limite pince-sans-rire. Puis elle ajoute : Même si le vôtre était bien moins important que la plupart des personnes que nous soignons ici pour des cas de violence, c'est toujours trop au regard de ce que la loi tolère. »
Je ne la sens pas très causante. J'aimerais pourtant bien qu'on me dise ce qui m'a percé l'abdomen.
« Vous avez reçu un mauvais coup porté avec un objet sale, métallique et rouillé. Nous vous avons revacciné en conséquence. Les médecins vous en diront plus dans un moment. Ils passeront vers neuf heures trente, dix heures au plus. En attendant, je vous prie de ne pas vous asseoir. La plaie n'est pas très régulière, mais rassurez-vous aucun organe vital n'a subi de lésion grave ; il vous faut du repos. »
Elle lit dans mes pensées. C'est une fée. Toutes les infirmières de vocation sont des fées. Je retire tout ce que je n'ai pas dit de son chignon, de ses lunettes d'écaille, de sa maigre poitrine et des rides à la commissure de ces lèvres pâles et pincées. Sur le même ton monocorde et bienveillant, elle m'avertit que les repas viendraient plus tard, que l'avis des médecins prévaut en la matière et que d'ici là (tic tic de son ongle sur le goutte-à-goutte de droite) je devrai me contenter de cela. Je lui raconterais bien mon histoire, mais je présume qu'elle a mieux à faire. Nous partageons un bref moment de silence réparateur, puis elle quitte la pièce, laissant flotter dans l'air aseptisé un parfum discret, ô combien féminin.
Les médecins sont passés à onze heures.
Ils ne m'en ont pas dit plus.
« - Avez-vous quelqu'un qu'il faille prévenir ?
« - Non.
« - Pas même au travail ?
« - Non non.
« - Souhaitez-vous regarder la télévision ?
« - Merci, non.
« - Les services de police souhaitent vous interroger... prendre votre déposition. Voyez-vous un inconvénient à ce qu'ils passent en début de soirée... ce soir ?
- Non... Non non. »

Les services de police sont passés dans l'après-midi, je dormais.
L'infirmière de garde m'en a tenu informé au moment de faire changer mes draps.
« - Je leur ai dit de téléphoner demain, qu'ils voient cela avec le chirurgien, ça vous convient ?
« - Oui. Merci.
« - Bonne nuit.
« - Oui, à vous aussi. »
٠٠٠

J'ai rêvé une fée aux visages changeants dans sa face de lune claire.
Je la priais de me prêter sa lumière.
Elle m'en livrait des bribes, éphémères,
avec lesquelles je jouai au chat et à la souris,
toute la nuit.

La nuit était interminable, ne connaissait pas de matin.
Moi, je jouais des tours pendables
aux chiens.

Je ne vis pas s'évanouir la dame brune à petit feu.
J'avais sa lumière dans mes yeux.

Et, à l'entour des alentours, la nuit sereine
n'en finissait plus de farcir sa traîne
avec des peines à jouir perlant
à fleur de nature humaine.

٠٠٠

Quatorze heures quatorze, seize, vingt-deux, v'là les boeufs. Quelques électrodes et sparadraps en moins, j'ai des chances de faire moins pâle figure ; gisant, certes, mais pas mourant. Quoi de plus impertinent que de recevoir ces messieurs en ayant l'air de leur imposer la contrition et la réserve ? Il va être question de violence. Et j'en ai à défouler. J'ai besoin d'aller vite au cœur du sujet, pourvu qu'on ne perde pas de temps en présentations zélées. Avec ça, je n'ai pas vu mon infirmière en chef, moi, ce matin. Un matin sans féerie. Pas vu de docteurs non plus, mais ça... Quand les aides-soignants sont plus occupés à récurer qu'à panser, ça laisse songeur quant à la gestion du personnel comme à la philosophie en vigueur dans l'établissement. Si j'en crois le lit demeuré inoccupé dans la chambrée, je m'autorise à en déduire qu'on n'est pas en période de surcharge dans le service public. Pourtant, ça galope tout le temps dans les couloirs. Et basta! Je ne veux pas qu'on s'occupe de moi, mais de celui qui m'a fait ça... pour une chaussure crottée!
Vains dieux, ils sont trois!
Deux hommes et une femme. Un commando, quoi. Le rapport de force est disproportionné, non ? Tous en uniformes et l'un d'eux avec un ordinateur portable sous le bras.
Les civilités soucieuses rapidement expédiées (tant mieux), on commence par vérifier mon identité. Je la confirme au capitaine (la femme). Le cyber-agent s'installe sur le lit voisin auprès duquel il branche son appareil. Son bidouillage semble agacer le capitaine qui souhaite manifestement mener l'entretien rapido (moi, pareil). Son sourcil interrogateur ayant maintenant obtenu une réponse affirmative dans le pouce dressé vers le haut que brandit le cyber-keuf, le capitaine s'enquiert de ma collaboration. Je l'assure de ma pleine et entière disponibilité.
« Désirez-vous porter plainte, demande-t-elle d'emblée ? »
Bien que mon désir ne me porte pas vers quelque objet qui s'apparente de près ou de loin à de la délation, j'acquiesce - ça ne suffit pas, je déclare vouloir porter plainte.
« Connaissez-vous votre agresseur ? »
A cette question, je me rends compte que la seule réponse qui me vienne à l'esprit n'intéresse en rien la police. En outre, elle m'éloigne dangereusement de mon intention d'en venir à l'essentiel. Enfin, c'est précisément cette question qui motive ma plainte. Quand, en fait, oui, je connais mon agresseur mieux que je ne connais ma propre mère. Une mère vous procure ce sentiment que la vie est un processus dynamique, riche et fructueux. Une mère nie la menace. Elle oublie de vous prévenir qu'un jour l'agresseur sera là pour attenter à la vie. Pas seulement à la vôtre, mais bien, puisque la vôtre lui paraît négligeable, à toute vie. La vie, dans cette vie, lui importe peu, pas même la sienne en vérité. Quand il vous agresse, l'agresseur vient murmurer à votre oreille interne ce message terriblement indélébile : « Viens, maintenant, tue-moi si tu le peux! »
Oui, je connais mon agresseur. Oui, nous sommes intimement liés - à la vie, à la mort!
« Non, je ne l'ai qu'entrevu, dois-je me contenter de répondre. » Madame Le Capitaine se cale dans la chaise à lacis de cellophane qui va lui chiffonner le fond de pantalon et le dos de sa veste.
« Bien, dit-elle sur le ton d'un entraîneur d'athlète marathonien avant l'épreuve de fin de saison, pouvez-vous nous décrire ce qui s'est produit, en reprenant du moment qui, selon vous, a été le commencement de l'agression ? Que faisiez-vous dans ce parc et à cette heure matinale, par exemple ? »
C'est mal barré, me dis-je. J'ai le cerveau à trois cent vingt et deux pourcents et la verve à moins quinze degrés. Qu'est-ce que c'est que ces questions qui ouvrent des spirales abyssales dans mon esprit, là où il suffirait d'expédier la réponse qu'elles contiennent en fait ? Je parviens toutefois à remplir mon devoir citoyen en me concentrant sur la première vision que j'eus de la chaussure à l'abandon dans ce parc ridicule et désert... quoique pas tout à fait, certes ; et merde! Je bafouille, oui.
« - Pardon, vous disiez ?
« - Je vous disais que, fatigué, je me suis arrêté dans ce parc, sur ce banc devant la mare et que j'y ai vu une chaussure abandonnée sur la pelouse. Intrigué, je me suis levé pour la voir de plus près. C'est alors que mon agresseur a surgi d'un bosquet pour me ravir ladite chaussure sous le nez et s'enfuir avec.
« - Mais alors, à quel moment vous a-t-il agressé ?
« - ... (ok, on se calme)... Comme je me penchais pour regarder la chaussure de plus près, il a surgi, s'est jeté sur moi, m'a roué de coups, s'est emparé de la chaussure et a disparu avec.
« - A quel moment vous a-t-il porté le coup qui vous a causé la vilaine blessure que vous avez au flanc... à quel flanc ?
« - Au flanc droit.
« - ...au flanc droit... Oui ?...
« - Ah, euh, c'est le premier coup qu'il m'a porté, je pense.
« - Quand il vous a bousculé ?
« - Oui.
« - Vous êtes alors tombé à terre, ou vous avez- pu répliquer ?
« - Ah, ça, je n'ai pas pu lui pincer les joues et lui dire " Ouh, le vilain!", non. Le choc a été si violent que je me suis retrouvé à terre, oui.
« - C'est une fois à terre qu'il vous a porté les autres coups ?
« - Oui.
« - Quels coups ? A quels endroits ?
« - ...
« - D'accord. Vous êtes à terre, un méchant coup dans le flanc droit. Vous êtes tombé sur le ventre ou sur le dos ?
« - Presque sur le dos, oui. Puis... un coup de pied m'a presque remis assis... et je pense me souvenir qu'une manchette de l'avant-bras a achevé de m'étendre sur le dos, quasiment K.O.
« - Quand avez-vous perdu connaissance ?
« - ...(ne pas rire)... J'étais sonné, la tête de côté j'ai vu sa main se saisir de la chaussure... son espèce de manteau onduler... ses pieds mal chaussés s'enfuir...
« - Dans quelle direction ?
« - ...
« - Vers le bassin ?
« - Ah oui, tiens. Je n'ai pas entendu les éclaboussures ; j'ai du perdre conscience à ce moment.
« - Que pouvez-vous décrire précisément de la stature, de l'aspect, des vêtements de votre agresseur ?
« - Il m'a fait l'impression d'être un de ces pauvres bougres qui errent dans les parcs.
« - Vous voulez dire un clochard ?
« - Je veux dire un pauvre bougre... Sacrément costaud, le bougre.
« - Oui ?
« - Massif.
« - Oui ?
« - Puant et crasseux, grognant de façon animale, brutale.
« - Oui ?... C'est tout ?
« - Oui, c'est tout.
« - Aucun détail, autre chose qui vous revienne en mémoire ?
« - Il s'était confectionné une mitaine dans ce qui ressemblait à un filet de pêche... ou d'emballage... des mailles solides et espacées, comblées avec je ne sais quoi.
« - Revenons à vous, maintenant, vous n'étiez pas très clair, ce matin-là. Vous aviez manifestement bu pas mal au cours de la nuit précédente. N'avez vous vraiment rien dit ou fait qui ait pu déclencher l'animosité de l'individu qui vous a agressé par la suite ?
« - ...(par la suite!)... J'ai voulu prendre la chaussure. Cela faisait un moment que je la regardais, elle m'intriguait.
« - Qu'avait-elle d'intriguant ?"
Je fais le compte-rendu de mes observations et supputations, lacets-lombric et boue compris. La tête en vrac commence à me gâcher le flux sanguin. L'entretien prend une tournure qui m'échappe, je le sens.
« - De quel parc avez-vous dit qu'il s'agissait ?
« - … (je n'en ai rien dit, si ?)... Le square de la Place Malesherbes, quartier Montargelle.
« - … Qu'avez-vous fait après avoir quitté le square ?
« - … quitté le square, mais… je n'ai quitté le square que pour me réveiller ici, à l'hôpital!
« - Non, monsieur, l'ambulance est venue vous ramasser dans les jardins du Conseil de Région.
« - …
« - Vous et votre collègue…
« - ...
« - Une personne qui reste encore à identifier. Ce que nous vous proposons de faire, sans plus tarder, si vous voulez bien jeter un oeil à ces photos.
« - … (je vais vomir)… Je… Si vous voulez…
« - Bien, fait Le Capitaine Sainte Victoire de l'Annonciation sur le ton commun du supérieur s'adressant au subalterne : adjudant, je vous prie de bien vouloir faire passer les photos à monsieur.
L'adjudant s'exécute avec une circonspection dévouée.
Je n'en crois pas mes yeux!
« - Reconnaissez-vous cette personne, monsieur ? s'enquiert Le Capitaine Imperturbable Au Féminin. »
Impossible de nier, mon trouble est trop visible.
« - Oui, dis-je dans un souffle apeuré de s'entendre expirer sa peur.
« - Pouvez-vous nous dire de qui il s'agit ?
« - Oui, c'est mon agresseur.
« - Pouvez-vous nous en dire plus ?
« - … (non!)… Non. »
La mitaine, le paletot, les pieds enveloppés de haillons, tout y est jusqu'à la corpulence. Il y a même un bonus : un couteau planté en plein coeur. Et une cerise sur le gâteau, que je me garde pour le dessert.
٠٠٠
« Et maintenant, quoi ? demandé-je en signant ma déposition après un lot de minutes pesantes durant lesquelles le cyber-poulet pestait contre une défaillance de son imprimante. »
Madame Le Capitaine me plante un regard incisif dans les yeux, tout en expédiant par-dessus son épaule les feuillets inquisiteurs dont l'autre planton se saisit et qu'il range dans une poche de l'étui du portable. Elle entame alors un laïus préformaté sur le circuit de ma plainte vers le Parquet et retour à l'envoyeur avec à la clé une assignation à comparaître prochainement au tribunal dans le cadre de l'enquête en cours.
« - En d'autres termes, vous êtes, pour l'instant, considéré comme victime et témoin d'une affaire criminelle. Je ne vous cache pas que ce statut dépend des conclusions de nos investigations et de leur interprétation par le procureur général. Vous devez sortir prochainement, m'a-t-on certifié ici. Vous demeurerez donc disponible aux services de la police judiciaire jusqu'à la date de comparution qui vous sera adressée sous huitaine, que je vous recommande d'honorer de votre présence. C'est entendu ?
« - Certainement, mais dites-moi, Capitaine, a-t-on idée de comment je me suis retrouvé sur la pelouse du Conseil de Région alors que mon agression a eu lieu à quelque huit cents mètres de là ?
« - Je peux vous dire une chose : il est évident que votre corps a été déplacé alors que vous étiez inanimé. Votre blessure et le saignement qu'elle n'a pas manqué d'occasionner soulevaient une interrogation à laquelle vos dires semblent apporter un élément de réponse - chose que nous allons vérifier dès à présent. Messieurs, ajoute-t-elle brièvement en direction de ses subordonnés en manière de préparation à faire mouvement. »
Puis elle revient à moi, me remet un exemplaire de ma déposition et prend officiellement congé en me souhaitant un prompt rétablissement de circonstance, juste comme survient l'infirmière de service qui s'efface un temps pour laisser sortir les agents. Après quoi, s'approchant du pied de mon lit, elle m'annonce avec une douceur mélodique que je juge plutôt déplacée : « ça va être l'heure de la piqûre. »
Merci bien.
norbert tiniak & danelweb, "La Pompe" 2006 DUKOU ZUMIN &ditions twalesk

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